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Le bonheur selon Patrice Collier

Le bonheur selon Marie-Christine Spozzio

Le bonheur selon Anne-Catherine HEINISCH

 

 

LE BONHEUR

 

                                    Patrice Collier

 

            Je suis allongé, ou presque, sur une chaise longue. Vous savez, un de ces modèles anciens en toile rouge tendue sur un châssis en bois. On y est à l’aise parce que le tissu épouse la forme du corps, bien mieux que ces coques modernes en plastique rigide. Je promène mon regard sur la colline, de l’autre côté de la rivière. Un tracteur, au loin, roule quelques bottes de paille, des cloches tintinnabulent au cou des vaches, l’air embaume des effluves des sureaux en fleurs. Le doux clapotis de l’Allier, en contrebas, invite à la rêverie, loin de l’agitation urbaine. Je fume ma pipe avec délectation, humant le parfum délicat du tabac aromatisé, savourant la douce chaleur de la fumée dans ma bouche. Le soleil va bientôt se coucher, l’air est doux. D’une main, je caresse les cheveux de ma femme allongée sur le sol, à mes pieds. Je suis bien.

            Le bonheur, en somme !

 

            Ah ! Vous avez réagi à l’évocation de mon épouse, soumise, se laissant flatter comme on ferait à un chien. Oui, vous avez raison. Que n’est-elle alanguie, comme moi, goûtant les plaisirs champêtres de cette fin d’après-midi ? Comment avons-nous fait, comment ai-je fait pour que notre relation s’inscrive dans ce schéma maître - esclave ? C’est finalement assez humiliant pour nous deux, elle pour l’avoir accepté, moi pour l’avoir imposé. J’ai honte que nous en soyons arrivés là. Mais comment faire pour changer cet état de choses ? En parler pendant des heures ? Consulter un « psy » en engageant les dépenses que cela représente ? Echanger avec des amis ? Mon Dieu, que d’efforts en perspective !

            C’est comme pour la pipe ! Combien de fois m’a-t-elle demandé d’arrêter de fumer ! Mais je suis faible et n’ai pas ce courage. Pourtant, je sais bien que c’est dangereux. Mon père, grand « pipailloux », est décédé d’un cancer de l’oesophage, alors, pourquoi s’obstiner ? Si c’est pour conserver l’image de l’homme à la pipe, c’est quand même un peu puéril, non ? C’est même carrément stupide, surtout si l’on pense aux nuisances que j’impose à mon entourage, à la maison aussi bien qu’au travail.

            Cela devient d’ailleurs un véritable problème de cohabitation avec ma collègue. Mais il faudrait tout de même qu’elle se rende compte que je passe 9 à 10 heures par jour dans mon bureau alors qu’elle n’est employée qu’à mi-temps. Si on fait le compte, nous ne sommes ensemble dans la bibliothèque que 16 heures par semaine ! Elle pourrait faire un effort pour supporter un peu de fumée de temps en temps, surtout que je ne fume pas à longueur de journées. Mais elle est tellement intolérante et égoïste !  Elle est célibataire depuis trop longtemps, elle n’est plus capable de faire des concessions, d’accepter des arrangements.

            Et puis, c’est sûrement la faute à la société moderne ! Ce devait être plus facile avant. Aujourd’hui, tout est plus compliqué, trop ouvert, trop mouvant. Il y a moins de croyances, moins d’espoir, trop de violence, trop de chômage !

            Comment voulez-vous qu’on soit heureux, dans ces conditions ? ! ! !

 

            Cette petite histoire, à peine autobiographique, se veut une illustration de mon propos. Alors, quel est-il ?

            Le dictionnaire dit que le bonheur, c'est "un état de parfaite satisfaction intérieure". Je laisserai de coté, pour l'instant, les notions de "parfaite satisfaction intérieure", pour ne garder que l'idée "d'état". Etre dans un certain état, c'est avant tout être conscient qu'on est dans cet état-là. Je ne peux pas dire :"je suis bien" si je n'en suis pas conscient. On peut bien sûr avoir des sensations de bien-être, mais dès l'instant qu'on l'énonce, c'est qu'on a un certain recul par rapport à la situation, et à ce moment précis, ce qui se dit, c'est "je sais que c'est bien moi qui ressent cela et je trouve que c'est bon".

            Or donc, si vous vous souvenez de mon historiette, vous percevez la première difficulté pour accéder au bonheur. C'est la conscience de soi, et partant, de son environnement, de son histoire. Comment être conscient de son état personnel, individuel, à un instant donné, en faisant fi de toute autre considération ? Nous y reviendrons.

            L'idée de satisfaction intérieure, énoncée comme cela, me paraît beaucoup trop subjective. Mais intéressons-nous à la notion de perfection. "Parfaite satisfaction intérieure..." Qu'est-ce que la perfection ? Ne dit-on pas "la perfection n'est pas de ce monde" ? Néanmoins, postulons qu'elle puisse l'être. Quand parle-t-on de perfection ? Jamais à propos d'un état naturel. On ne dit pas d'une fleur, ou d'une montagne, qu'elle est parfaite. On emploie plutôt magnifique, sublime, extraordinaire. Et si vous y prenez garde, il en est de même des traits ou du caractère d'une personne. Quand on ose dire d'une femme qu'elle est d'une beauté parfaite, il faudrait avoir l'honnêteté de reconnaître qu'elle a participé activement à l'obtention de ce résultat : alimentation équilibrée, exercices physiques, coiffeur, entretien de la peau, bronzage, maquillage, bijoux, etc.

Sans développer plus avant, je crois pouvoir affirmer que ce que l'homme, l'être humain, appelle perfection, au moins dans le monde terrestre, n'est pas le fait d'un état naturel, mais le fruit d'un travail.

            Je voudrais maintenant citer une phrase de Pascal Bruckner, philosophe, extraite d'une interview parue dans un Nouvel Observateur de mai 2000: "Pour moi, la condition fondamentale au bonheur, ou aux petits bonheurs, est la merveilleuse insouciance, l'indifférence aux soucis et aux tracas." Je voudrais vous faire remarquer qu'elle s'oppose assez fortement à la définition du dictionnaire. En effet, je ne pense pas que la satisfaction intérieure soit de même nature que l'insouciance. C'est même tout le contraire. L'insouciance, c'est l'oubli. La satisfaction, c'est le souvenir du bien qu'on s'est fait à soi-même ou qu'on a offert aux autres. L'insouciance, c'est ce qu'aurait pu souhaiter mon héros sur sa terrasse. La satisfaction, c'est celle qu'il a d'avoir toujours cherché à faire le bien, tout en étant convaincu qu'elle est loin de pouvoir être parfaite, et que ses défauts et ses paresses l'on souvent éloigné du but.

            Alors, que faire ?

 

            Nous avons rencontré deux notions que j'aimerais rapprocher : insouciance et travail. Pouvons-nous travailler à devenir insouciant ? Selon Bruckner, cela nous permettrait d'accéder au bonheur et selon ma conception de l'activité humaine, le fait d'y travailler nous en rendrait totalement conscient. Ainsi, ayant volontairement vider notre esprit de toute pensée négative, ou seulement contingente, nous serions dans le bonheur, nous saurions ce qu'est le bonheur.

Mais comment faire ? Je n'en ai pas la moindre idée !

            Peut-être que des techniques yogi, ou de méditations permettent d'obtenir ce résultat ? Peut-être que de longues heures de prières répétitives, de psalmodies homophoniques et homorythmiques amènent certains moines jusqu'à cet état de bonheur ? Je ne sais pas.

En revanche, il me semble qu'un tel aboutissement ne doit être que temporaire. Sinon, qu'en serait-il de l'action ? De l'oeuvre communautaire des hommes ? Je pense au bouddhisme. Si on le pousse à son extrême, il conduit au nirvâna, c'est à dire au renoncement total par rapport au monde. Il suppose donc que la vie elle-même, le vouloir vivre, exclut le bonheur. Il ne serait pas possible de vivre et d'être heureux. Je ne pense pas qu'on puisse s'engager sur une voie aussi excessive, aussi absolue, à moins d'être totalement égoïste, tout à fait solitaire ou extrêmement malheureux. Pour moi, le bonheur ne peut pas résider dans la mort, sinon, pourquoi la vie existerait-elle ?

 

 

A propos de l'action, de l'insertion dans la vie, dans la société, je voudrais citer Jean Cazeneuve, professeur de philosophie à la Sorbonne, dans son intervention à la Semaine des Intellectuels Catholiques de 1970 consacrée justement au bonheur : " Il y a d'une part la parole du philosophe qui s'interroge sur le bonheur en soi et estime que le principe énoncé par lui sera valable pour tout le monde ; d'autre part, la parole de celui qui veut modifier la société. Dans le premier cas, il n'y a pas d'insertion voulue, simplement on donne une recette. On dit au monde entier ce qu'il faut faire pour être heureux.... Dans l'autre cas, il s'agit de réformer les âmes ou de réformer la société et alors je ne pense pas effectivement que la parole soit à proprement parler efficace, créatrice." A méditer, me semble-t-il, aussi bien par rapport au bonheur que sur le rôle du philosophe.

 

            Finalement, je peux dire que je ne sais pas ce qu'est LE bonheur, que je n'ai pas connu LE bonheur. Par contre, j'ai vécu des moments de "petits bonheurs", toujours la terminologie de Bruckner. C'est à dire des instants d'abandon total, dégagés de toute scories, des minutes de bien-être absolu. Et cela, aussi bien en tant que spectateur qu'en tant qu'acteur : dans la musique, par exemple, ou avec mon épouse.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LE BONHEUR

 

 

                                                                   Marie-Christine Spozzio

 

 

            Le bonheur ! Ah ! Le bonheur ! Rien que le mot fond dans la bouche comme un bonbon au miel.

Qui n’a jamais rêvé à lui ? Qui ne s’est pas, quelques fois au moins, senti envahi de sa vague généreuse, pour le perdre en peu de temps ?

Mais, qu’est-ce que le bonheur ? Comment le trouver ? Où ?

 

            Pour les uns, ce sera de gagner au casino. Pour d’autres, d’aimer son compagnon, sa compagne, d’avoir des enfants, aimer la nature, avoir une belle voiture, partir, loin si possible, être en bonne santé, ou réussir à un examen.

Est-il la réussite sociale ? Familiale ? Je pourrais dire alors qu’il y a plusieurs petits bonheurs, en pointillé ; autant de bonheurs que d’individus, aussi.

Mais si plusieurs points posés les uns après les autres font une ligne, je dois parvenir à avoir du bonheur en continu.

Mais je vais trop vite.

 

            De quoi, de qui dépend le bonheur ? Des autres ? Des événements ? Du temps ? De moi-même ?

Si j’en crois telle publicité, je devrais acquérir le bonheur grâce à une belle voiture puisque la femme qui la conduit semble heureuse. De surcroît, j’imagine cette femme au moins chef d’entreprise, riche, avec des enfants, un mari bien sûr. Malgré le travail qu’elle doit avoir, elle réussit le prodige d’être toujours gaie, belle et disponible.

Ça, c’est l’image entrevue du bonheur. Mais moi, je ne ressemble pas à cette femme. Le soir, je suis fatiguée, et si j’entends Sky-Rock, je ne suis plus du tout disponible. Et en plus, je n’ai pas les moyens d’acquérir cette voiture.

La publicité suivante, ce sont des vacances de rêve à Bourbon les Iles, paysages magnifiques à l’autre bout du monde. Même les croquettes du chien ont un relent de bonheur. Et quoi donc, mon chien ne serait heureux qu’avec ces croquettes ?...

Il m’est arrivé d’éteindre mon poste de télévision avec le sentiment diffus mais bien réel d’avoir tout raté. Je me sens moche, bête, pas entreprenante et pauvre ; pauvre de sous, pauvre de tout.

Le bonheur semblait à portée de ma main, mais les images, là, me disent le contraire, et j’oublie qui je suis parce que je suis dans l’image.

 

            Le bonheur est-il donc objet de consommation ? Si oui, alors, pourquoi ce sentiment de manque malgré l’achat de l’objet convoité ?

            Je m’imaginais avoir acquis le bonheur en même temps que bibelots, vaisselle, voiture, en voyageant, en rencontrant plein de gens. Dans cette course éperdue vers ce que je croyais être le bonheur, dispersée dans une agitation incessante, j’ai manqué des rencontres avec moi-même. Je ne savais plus qui j’étais, et j’étais devenue, en quelque sorte, locataire de mon propre corps.

Etre toujours dans un ailleurs qui me permettait d’échapper au quotidien, et ce désir d’échapper à ma vie, m’ont éloigné d’autant plus de la sensation du bonheur de vivre. J’étais alors étonnée que la somme de bonheur ne corresponde pas à la somme d’argent dépensée.

 

            Le bonheur est-il le juste équilibre entre désirs et renoncements ?

            L’apparence du bonheur, l’image, et la sensation sont bien différentes. L’un et l’autre ne cohabitent pas forcément. Avez-vous déjà entendu cette petite phrase : « Elle a tout pour être heureuse !» ? Pourtant, nous apprenons le divorce du couple, et c’est celle-là même qui avait tout qui s’en va...

 

Le bonheur est un ressenti immédiat, une bouffée qui monte à la conscience. Il est intérieur à soi, et ne perdure pas dans le temps pour la majorité des individus.

Le bonheur, c’est me sentir entière, pas coupée, désarticulée, désincarnée, non, entière, dans mes émotions, dans mes incertitudes, entière quand on m’interroge, devant l’inconnu et l’imprévu de la vie, et stable devant l’incohérence. Il est le bien-être total parce qu’il me rassemble, dès l’instant où il monte à ma conscience.

Le bonheur, c’est un autre regard sur soi, sur les événements.

 

Si je suis enrhumée, je ne suis pas très malade, mais qu’est-ce que je me sens voilée, moi, dans ma conscience. Ce n’est pourtant pas grand-chose, juste le prana de l’air qui ne va plus jusqu'à mon cerveau. Je ne suis plus inspirée. Pourtant, l’odeur des fleurs est toujours là.

 

            Le bonheur est plein de vie. La vie le nourrit et il nourrit la vie.

            Si j’ouvre une fenêtre, m’arrive-t-il de penser que je puisse l’ouvrir pour aérer le jardin ? Pourquoi pas ? Ce qui veut dire que lorsque j’ouvre une fenêtre, c’est un double mouvement qui se produit. Le bonheur intérieur, c’est une lucarne qui ouvre vers l’extérieur, mais qui amène également l’extérieur à soi. Faites l’expérience d’offrir un sourire à un inconnu dans la rue, il répondra à votre sourire par un sourire. Faites triste mine, vous ne rencontrerez que des visages fermés.

 

            Pour terminer ce court exposé, je voudrais vous dire le bonheur tel que je le ressens, comme je le vis, sans le décortiquer. Juste poser quelques mots, quelques ressentis.

Le bonheur, pour moi, ne se dit pas facilement. Il est comme l’amour : il se vit, intensément.

C’est un sursaut du cœur, un sursaut de joie, comme un étonnement.

Il donne l’émerveillement, et le temps n’a plus la même durée, les secondes sont des heures, et les heures si courtes...

C’est un regard rencontré, le bonheur. Le début d’un geste. C’est une note de musique qui s’échappe et reste à danser. On ne le voit pas, il est invisible, mais tellement présent.

C’est un instant que l’on n’oublie pas, un paysage qui reste gravé à jamais. Il est la mer, un mouvement sans fin ni commencement, il a toujours été, il sera toujours, aussi longtemps que les hommes prendront le risque d’être heureux.

Il est le soleil qui réchauffe quand on a froid, le banc qui repose, c’est l’ombre qui apaise.

C’est un champ de coquelicots, éclaboussures de couleur dans un paysage. Moi, il me surprend, il m’arrête et m’émerveille, et comme une enfant gourmande, toujours pas rassasiée des douceurs que la vie me donne, j’en veux encore et encore.

 

            Puisque le bonheur est mouvement, faites, mon Dieu, que je me souvienne, chaque soir avant de m’endormir, de me poser l’ultime question : « Qu’ai-je offert au monde aujourd’hui en ouvrant ma petite lucarne intérieure ? Qu’ai-je fait pour nourrir ce bonheur qui m’habite ? ».

 

 

 

 

 

LE BONHEUR

QUÊTE OU ETAT ?

Anne-Catherine HEINISCH

 

 

            Parler du bonheur habitant un pays riche et développé, un pays à l'histoire ancienne qui, grâce à ses révolutions nous fait vivre dans un système démocratique, un pays à climat tempéré, où se vêtir, se nourrir, se loger, ne sont pas le souci quotidien du plus grand nombre, parler du bonheur pour moi qui ai une famille, un mari, des enfants, qui exerce un métier que j'ai choisi, qui habite une belle maison, qui peut voyager, partir en vacances, passer du temps à écrire ou lire, parler du bonheur me semble un affront pour ceux qui n'ont même pas la possibilité d'y penser. Donc je vais commencer par parler du malheur, de ceux qui n'ont pas eu la chance de naître dans de bonnes conditions. C'est ce que Beaumarchais met dans la bouche de Figaro quand il s'adresse au comte : Qu'avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus.

 

            Le malheur : comment se manifeste-t-il ? Beaucoup d'images me viennent à l'esprit :

- des images de pays en guerre. La mort, la souffrance, le déchirement... Malheur programmé et qu'il est difficile d'admettre. Qui peut croire à l'utilité de la guerre, à son côté "moindre mal" comme la bombe d'Hiroshima ou la guerre du Golfe ? Personne, si ce n'est ceux qui décident de la faire et qui ne la font pas eux-mêmes...

- des images de gens qui se battent et qui peinent pour pouvoir manger. J'ai en tête le geste d'une femme noire très pauvre, exténuée par le vannage de graminées récoltées dans la brousse...

- des images de catastrophes naturelles dans des pays où elles sont monnaie courante, les tremblements de terre, éruptions volcaniques, typhons, tornades, inondations...

            Partout l'image de la souffrance sur les visages. Et cette souffrance, nous la voyons même ici, alors que nous avons tout : la médecine pour le corps et l'esprit, l'argent, le confort. A croire que l'être humain ne peut vivre sans elle : les suicides sont l'apanage des pays les plus développés ; 33000 au Japon l'année dernière dont de très jeunes enfants...

            On trouve donc des gens malheureux partout, mais pas pour les mêmes raisons. D'ailleurs nous avons tous été malheureux : qui n'a jamais été malade ? qui n'a jamais perdu un parent ou un ami ? qui n'a jamais perdu le goût à la vie après une déception amoureuse, un licenciement ? qui n'a jamais eu envie de ce qu'il n'avait pas ? qui n'a pas été malheureux en imaginant un bonheur impossible ?

 

            Et pourtant, ce bonheur, il est à notre portée, il existe. Bien sûr, il est plus ou moins facile d'y accéder : celui qui est privé de sa liberté, celui qui n'est occupé qu'à survivre, l'enfant des rues de Rio ou Sao Paulo, l'enfant des Zabbalines au Caire (qui ramasse et trie les ordures), l'enfant de parents violents ou alcooliques, l'adolescent paumé, le malformé, le chômeur, le directeur qui a fait faillite... a moins de chance ou plus de travail. Mais il peut y arriver aussi :

- Martin Gray était dans le ghetto de Varsovie, il a perdu toute sa famille, mais il a survécu. Il a fondé son propre foyer puis a perdu sa femme et ses enfants lors d'un incendie de pinède dans le sud de la France. Mais sa force de vie l'a toujours poussé à se battre, pour lui et pour les autres : il milite maintenant et fait des conférences pour limiter les incendies de forêt.

- Nelson Mandela a passé trente ans de sa vie en prison mais a fait tomber le mur de la ségrégation raciale et a été élu président de l'Afrique du sud.

- Albert Jacquard est né avec un drôle de faciès, en a beaucoup souffert puis a compris ce qu'était la beauté intérieure.

- Betissam, une jeune fille maghrébine de 15 ans, doit tout faire chez elle -ses frères sont les rois-, elle n'a pas de place pour travailler, son père vient de mourir d'un accident de voiture en Tunisie où il faisait le chauffeur pour gagner sa vie, et elle s'accroche, elle travaille très bien à l'école et elle a de l'ambition.

- Une fratrie d'enfants abandonnés a été adoptée par un couple aisé.

- Untel ou unetelle, après son divorce a trouvé la sérénité.

            Le bonheur est à la portée de chacun : il faut sauter plus ou moins haut.

 

            Mais l'atteint-on jamais vraiment ? N'est-il pas qu'en construction ? Un malheur ne peut-il arriver à n'importe quel moment ? Celui qui est si sûr de son bonheur est-il le plus heureux ?

 

Le bonheur n'est pas de boire à la source, mais de s'approcher de la source nous dit Albert Jacquard dans Petite philosophie à l'usage des non-philosophes. Rappelons-nous l'épisode du Petit Prince quand le renard lui reproche de ne pas être venu à la même heure : Si tu viens, par exemple, à quatre heures de l'après-midi, dès trois heures je commencerai d'être heureux. Plus l'heure avancera, plus je me sentirai heureux. A quatre heures, déjà, je m'agiterai et m'inquiéterai ; je découvrirai le prix du bonheur ! Le bonheur n'est-il vraiment que dans l'attente ? Dans la montée de l'escalier ? Dans la préparation d'un repas ? Dans le verre qu'on tient dans la main ? Dans la lettre qu'on attendait, que le facteur noue a donnée et qui n'est pas encore ouverte ? Dans l'attente d'une naissance ? d'une visite ? S'habiller le coeur, est-ce cela le vrai bonheur ? Je pense encore à un épisode des Misérables où Cosette avait beaucoup rêvé et passé beaucoup de temps devant la vitrine d'une bimbeloterie avant Noël et qui exposait une magnifique poupée : était-ce le rêve qui lui avait donné du bonheur ou la poupée elle-même quand Jean Valjean la lui offrit ? Est-on plus heureux avant d'avoir ouvert un paquet cadeau ou après ?

 

            Le bonheur peut être en route et la vie nous apporter du bien-être, de la sérénité, de la joie, simplement parce que, ce bonheur, on le voit à l'horizon, il est là, on a la possiblilité d'y aller, de l'atteindre, on s'approche de la source et on est heureux.

 

            Mais le bonheur ne pourrait-il pas être de boire à la source ? L'eau qui coule dans le gosier quand on a très soif, n'est-ce pas là un bonheur véritable ? Se réchauffer quand on a froid, se rafraîchir quand on a chaud, manger quand on a faim, se coucher quand on a sommeil, la simple satisfaction de ces fonctions vitales n'est-elle pas du bonheur ? Avoir mon nez dans le coeur de la rose et sentir son parfum me procure davantage de plaisir que de m'approcher d'elle. "Plaisir", voilà un mot qu'on oppose à bonheur : les Anciens, les philosophes grecs notamment, ne voyaient dans la satisfaction des plaisirs qu'une satisfaction immédiate, sans lendemain, fugace. Et pour eux le bonheur ne pouvait résider dans ces plaisirs : le seul apprentissage de la vertu, de la bonté, sa vie dirigée vers le bien, peuvent seuls nous amener au bonheur. C'était aussi la philosophie de Sénèque qui, soit dit en passant, était d'un milieu aisé et avait beaucoup d'argent... Si l'argent ne fait pas le bonheur, il y contribue comme l'ajoute le bon sens, voire la sagesse populaire...

            Pour ma part, la satisfaction d'un plaisir est du bonheur : c'est le présent qui a l'avantage sur l'avenir. Certains cultivent le bonheur dans le passé également : regarder des photos en est une forme. Mais revenons au bonheur du présent : une star acclamée par son public, un homme politique élu, un joueur ou une joueuse de tennis qui remporte un match, un amoureux de la mer sur son bateau, un musicien en train de jouer de son instrument, ne sont-ils pas des gens heureux ? Tenir l'être aimé entre ses bras, manger des cerises quand elles sont bien mûres, lire la lettre, porter le vêtement qu'on a choisi, voir un sourire sur un visage, n'est-ce pas du bonheur ?

            Alors pourquoi tant de gens sont-il à sa recherche ?  Rien ne marche autant en librairie qu'un fascicule du style : "Le bonheur à portée de main", "Recettes simples pour être heureux" ou "Une belle vie, c'est possible"... Est-on, par nature, trop exigeant ? Sommes-nous des perpétuels insatisfaits ? Pourquoi, quand on a tout, vit-on encore si mal ? Etre homme signifierait-il être en marche ?

 

            Comme dans tout, si une seule vérité existait, ça se saurait. Picasso dit justement : S'il y avait une seule vérité, on ne pourrait pas faire cent toiles sur le même thème. On pourrait donc admettre que le bonheur est à la fois sa quête et un état. L'un sans l'autre sont en effet caricaturaux : quelqu'un de perpétuellement content, satisfait, nous apparaît comme quelqu'un de béat voire idiot :  on qualifie bien d'heureuses des personnes qui ne se posent pas de questions. Ricet Barrier, un chanteur de cabaret, me disait hier soir : Si on est heureux, on n'apprend rien. Il faut attendre la prochaine gamelle. La quiétude est mortelle. Et quelqu'un de perpétuellement à la recherche de ce qu'il n'a pas, d'insatisfait chronique, nous apparaît comme une victime, une pauvre victime, mais qui est, en réalité,

la victime d'elle-même. Le vrai bonheur résiderait dans l'équilibre entre ces deux manières de le concevoir. Nous quatre qui avons rédigé quelque chose sur ce sujet avons à la fois pris du plaisir à l'écrire mais également à le présenter aux autres maintenant sinon pourquoi l'aurait-on écrit ? Nous avons besoin des autres pour être heureux comme nous avons besoin des autres pour vivre. Mes plus grands bonheurs me viennent des autres : l'amour d'abord mais aussi tous les autres sentiments qui nous rendent heureux par leur intermédiaire. Et puis le rire : le rire qui, personne ne peut le nier, est synonyme de joie, et qui n'est généré que grâce à la présence d'autrui.

 

            Mais si les autres nous rendent heureux, nous sommes les principaux acteurs de notre bonheur. "Il a tout pour être heureux" dit-on, et pourtant il ne l'est pas : personne ne peut nous obliger à être heureux. Nous en avons la possibilité mais il s'agit d'un choix libre : je cherche le bonheur, je trébuche, je m'enfonce, je sors la tête de l'eau, j'avance, je piétine, je bute, je fais quelques grandes enjambées, je cours, je freine mais j'avance, j'avance, je suis en marche et je suis un homme.