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«  Comment une personne sourde, muette, aveugle peut réaliser son être en tant qu’humain? »

 

Introduction de Frédéric Leclercq

 

Lorsqu’au cours d’échanges libres entre amis de la philosophie, suite à quelques propos sur la nature humaine et ses accidents, la remarque suivante me fut faite : « à t’entendre, une personne sourde muette et aveugle ne serait pas un être humain ! », je répondis sans sourciller, dans le contexte de l’antithèse du discours dialectique dans lequel nous étions : « Non ! » Un Oh!...général fit cesser le débat, laissant sans conclusion cette question, ou plutôt cette réponse.

Il a donc paru nécessaire de reprendre ce débat pour argumenter cette négation d’être humain chez un handicapé sensoriel.

Je veux donc reprendre avec vous les définitions des concepts de l’énonciation de cette question, vous présenter ce que peut impliquer la privation des sens, et vous proposer les actes nécessaires à ordonner pour rester dans l’espérance de permettre à un tel être de se réaliser en tant qu’humain.

 

1. Quid est ?

Qu’est-ce que c’est ? De quoi parle-t-on ?

Personne : (déf. philosophique) substance individuée de nature raisonnable.

Etre humain : homme. Qu’est-ce qui distingue l’homme dans le genre vivant ?

Le propre du végétal est la croissance, les actes de survie, la corruption.

L’animal a en plus les propriétés des sens et la locomotion.

L’homme, animal raisonable, a en puissance l’intelligence, la raison.

Raison : plusieurs sens, équivocité du mot.

Sens propre : capacité pour l’intelligence à former des concepts. Mais pour qu’il y ait concept, c’est-à-dire représentation dans l’imagination, sens interne avec la mémoire et la cogitative, il faut qu’il y ait une appréhension du réel par l’intelligence, et cette appréhension première se fait par les sens externes.

Et ces sens externes, conditions premières du mouvement de mon intelligence, de ma raison, sont : le toucher, le goût, l’odorat, l’ouie, la vue.

C’est par ces moyens de communication que l’homme, dès l’enfance, entre en relation avec le monde sensible, qu’il perçoit , qu’il explore peu à peu, qu’il réfléchit, qu’il reproduit, d’abord par mimétisme puis par apprentissage.

 

2. Privation des sens externes

Cécité : privation de la communication par l’image. Pas de perception des figures, des couleurs, pas d’expérience sensible de la lumière.

Surdité : privation de la communication par les sons, harmonies et rythmes. Pas d’expérience sensible de la parole, du dire de la raison d’autrui. Ce qui entraîne la mutité.

Privation d’odorat : pas de communication par les odeurs (notes de tête, de cœur, de fonds), ce qui ne permet pas l’expérience sensible de la localisation du partenaire qui convient, du bien ou du mal.

Privation du goût : pas de communication par les saveurs, appétit et satisfaction. Pas d’expérience sensible du poison, pas de distinction du bon ou du mauvais.

Privation du toucher : pas de communication par le contact, ni limite ni corps étranger. Confusion du chaud et du froid, pas de localisation dans l’espace.

 

Un tel être, privé de tous ses sens externes, est condamné à la solitude dans l’absence de toutes communications, et demeure inéducable : ni connaissance, ni action. Car si le monde sensible n’est pas perceptible, il n’y aura pas de représentation, et s’il n’y a pas d’affect, il n’y aura pas d’agir.

Sans connaissance du réel, pas de faire dans le réel, donc pas de motivation pour survivre ! Même la faim, ne reconnaissant aucun affect sensible, ne peut mouvoir l’être vers aucun objet. Un tel être ne pourra subvenir à ses besoins vitaux et présentera une similitude avec les personnes comateuses. Sa survie ne sera maintenue que par des actes extérieurs à lui-même. Une telle personne ne peut réaliser son être, comme sujet d’un verbe actif quel qu’il soit, ni pour sa propre survie, ni pour celle de son espèce, et encore moins comme sujet pensant. Cette personne ne peut réaliser son être en tant qu’humain.

 

3. Espérances.

Dans la question posée à notre réflexion, la personne est sourde, muette et aveugle. Elle n’est donc privée ni du goût, ni de l’odorat, ni du toucher.

Par le goût et l’odorat nous avons la présence d’affets sensibles et donc de motivations possibles. Mais il y a des difficultés à exploiter ces sens comme voies de communications significatives de valeurs, comme « voix » de communications d’un langage codé signifiant ayant pour support du dire une sorte d’alphabet de saveurs et de senteurs, amenant l’intelligence à former des concepts, par abstraction, et d’établir des relations de raison. Il semble difficile d’en faire un moyen d’éducation primaire;

Le toucher, en revanche, permet la communication par des contacts signifiants et ainsi d’éveiller la conscience de la personne handicapée. En la rendant ainsi attentive à des messages, son intelligence se met alors en mouvement pour comprendre les signaux répétés, et cette personne devient éducable.

La communication établie entre éducateurs et handicapé permettra, avec les habitus créés, de susciter les motivations par l’apprentissage progressif des actes nécessaires à poser pour survivre, d’une part, et des discours raisonnables d’autre part, révélant la dignité de la personne dans les réponses propres qu’elle donne au monde dans lequel elle vit.

 

Conclusion.

Ainsi on peut penser qu’une personne handicapée, sourde, muette, aveugle, ne pourra réaliser son être en tant qu’humain qu’à condition d’être accompagnée par des éducateurs très spécialisés (exemple du centre spécialisé de Poitiers), ce qui lui permettra de trouver une certaine autonomie d’actions et de réflexions par des moyens spécifiques à son handicap.

Si ce n’était pas le cas, une telle personne est vouée à la prostration intellectuelle, et à la seule animalité, sans pouvoir réaliser son être en tant qu’humain, l’homme étant un animal raisonnable.

 

 

 

 

 

La discution qui suivit permit surtout l’évocation de « cas », d’êtres privés de certains sens et dont l’histoire est connue, la plus célèbre étant Helen Keller, dont on fit la lecture de quelques lettres ci-jointes.

 

Une abondante bibliographie fut proposée, montrant l’intérêt des participants à ce sujet :

 

Lorena A. HICKOK : L’histoire d’Helen Keller (Pocket junior)

Harlan LANE : Quand l’esprit entend (Odile Jacob)

Harlan LANE : L’enfant sauvage de l’Aveyron (Payot)

SINGH-ZINGG : L’homme en friche. De l’enfant-loup à Kaspar Hauser (Ed. Complexe)

Birger SELLIN : Une âme prisonnière (Robert Laffont)

Donna WILLIAMS : Si on me touche, je n’existe plus (Robert Laffont) 

Christian CUXAC : Le langage des sourds (Payot)

Olivier SACKS : Des yeux pour entendre (Seuil)

Patrick SUSKIND : Le parfum (Artème Fayard)

Bernard WERBER : Les fourmis (Albin Michel)

 

Furent évoqués aussi :

- l’histoire de l’Abbé de l’Epée et les deux langages pour sourds et muets : l’alphabet signé (taxonomie) et le langage naturel des signes

- la chorégraphe Pina Bauch dont certains danseurs ont appris le langage des sourds-muets

- l’aromathérapie et la parfumothérapie

- les autres réceptions possibles : battements de cœur, chaleur ; ainsi que les autres moyens de communication possibles, tels les phéromones des fourmis, ou la télépathie.

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